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Berlinde De Bruyckere à Bozar : Khorós, sanctuaire où la fragilité devient refuge

Berlinde De Bruyckere à Bozar : Khorós, sanctuaire où la fragilité devient refuge

Dans l’effervescence culturelle de Bruxelles, l’artiste gantoise Berlinde De Bruyckere prend possession des salles d’exposition BOZAR, pour sa première grande exposition solo dans la capitale. Jusqu’au 31 août 2025, l’exposition Khorós nous invite à plonger au cœur d’un dialogue artistique puissant et intime.

Comment l’art peut-il confronter la souffrance et la mort tout en célébrant la beauté et la vie ? C’est l’essence même du travail de Berlinde De Bruyckere, qui explore la fragilité de la condition humaine à travers une sélection de ses œuvres des 25 dernières années. L’exposition, qui occupe un espace de plus de 1000 m² dans le dédale des salles de BOZAR, présente un mélange de sculptures monumentales, d’installations, d’œuvres sur papier de petit format, de photographies et de fragments vidéo et audio.

Cette exposition inaugure la nouvelle série de BOZAR, ‘Conversation Pieces’, un concept où un artiste est invité à établir un dialogue entre ses œuvres et celles d’autres artistes qui l’ont inspiré. Dans Khorós, Berlinde De Bruyckere se met en conversation avec ses ‘compagnons de route’ — une famille de cœur composée de figures historiques et contemporaines, de Lucas Cranach à Pier Paolo Pasolini et Patti Smith, en passant par des objets rituels hindous et les créations de son partenaire, Peter Buggenhout.

« Les murs de Bozar forment également une voix dans le Khorós. Ce n’est ni un
‘white cube’ , ni une toile vierge; mais l’intimité monumentale créée par
Horta est en phase avec mon travail… » Berlinde De Bruyckere

Khorós, sanctuaire où la fragilité devient refuge

Entrer dans l’exposition de Berlinde De Bruyckere à Bozar, c’est s’offrir une parenthèse. Une invitation à se perdre dans un univers où le temps semble suspendu et où le regard se fait lent. L’artiste belge déploie ici Khorós, un terme grec qui évoque la danse collective et le chant, tissant un lien profond entre les œuvres et les émotions. C’est une balade en soi, une déambulation qui nous confronte à notre propre fragilité et à la beauté qui peut naître du déclin.

Le parcours s’ouvre sur un étrange jardin d’Éden. On y découvre d’abord les Pioenen (2017-2018), ensemble de pivoines écarlates béantes en cire, regroupées en une évocation de tableau de maître. Réminiscence de celles découvertes par l’artiste dans les Jardins Clos, elles semblent flétrir et saigner, mais leur sculpture contemporaine s’enracine profondément dans la tradition des retables.

À leurs côtés, la série de collages It almost seemed a lily (2019-2023) se présente comme de petits motifs délicats. Des pétales découpés puis cousus avec du fil d’or reposent sous un papier calque semi-transparent. Partiellement illisibles, ils préservent une part de mystère, un secret personnel enclos à jamais dans l’œuvre.

Ensuite, le parcours nous mène au cœur de la réflexion de De Bruyckere, là où l’arbre revient dans toute sa puissance. Monumentale et figée dans sa sérénité, City of Refuge III (2023-2024) – évoquant un tas de bois flotté – git en équilibre précaire, mêlant dans une vision trouble et trompeuse matière organique et métal. Plus loin, le regard, naturellement, s’élève pour contempler la figure imposante de San Sebastian (2019-2022), où l’écorce de l’arbre se fait peau, et le corps du martyr fusionne avec la nature dans un dialogue puissant. Ces fragments de nature blessée sont l’ultime refuge. C’est ici, au milieu de ces formes fragiles mais puissantes, que l’œuvre de Berlinde De Bruyckere prend tout son sens : un appel à la fois au recueillement et à la résistance.

La déambulation se poursuit et l’on rencontre des figures animales ou des êtres en devenir. Le jeune cheval effondré de Lost V (2021) évoque le poids d’un corps alourdi par la douleur tandis que Need III (2023) se présente à nous comme un clonage s’exprimant en autant de formes difformes, de créatures hybrides et fragiles, enfermées dans leur vivarium de verre d’un hypothétique laboratoire. Existences en souffrance dont Berlinde De Bruyckere s’empare, pour en révéler la beauté, la tendresse, comme une sorte de prière muette.

Les figures puissantes de Penthesilea (2014), inspirées de la reine des Amazones de Heinrich von Kleist, se révèlent dans une danse entre violence et douceur. Ces sculptures, nées de la scénographie de l’opéra de Pascal Dusapin pour La Monnaie, incarnent la relation amour-haine entre la reine des Amazones et le héros grec Achille. Des structures métalliques drapées de peaux dépouillées, le mythe de deux êtres qui se déchirent.

Plus loin, des corps immobiles se révèlent, flottant entre vie et mort. Into Another 1 to PPP (2010), semble nous inviter au seuil du silence, prisonnier d’une vitrine. Tout comme Invisible Beauty (2011) qui inaugure le parcours, ils nous observent sans regard. Des corps sans visage, à la fois vulnérables et puissants avec leur texture de peau et chair à vif, nous interrogeant sur l’identité et l’intime. Une exploration sensorielle, où l’on est tour à tour fasciné et troublé par leur présence.

L’exposition culmine avec un appel au refuge. Les Courtyard Tales (2018), couvertures décolorées et usées, faites de matériaux récupérés, sont exposées comme des peintures abstraites. Elles racontent en silence une histoire de protection et d’abandon, une métaphore de notre société et des failles qui la traversent. Sur un mur, Plunder I (2024), une composition en linoléum, semble dérober des fragments de peinture pour les recomposer en un paysage abstrait.

L’ange déchu de Arcangelo III (2023), lui, nous tend un miroir, nous demandant qui est l’ange, qui est le monstre dans notre quête désespérée d’humanité.

 

Dans l’œil de Boombartstic

Des matières, rebuts inertes, s’assemblent en constructions, se superposent en strates multiples, s’érigent en élévations qui esquissent une renaissance possible, suspendue à un souffle de vie. Tout demeure silencieux, tout semble résonner des émanations d’antiques temps. Ces matières accumulées, devenues massifs, se donnent l’apparence du textile, du papier, de vieux livres, de peaux tannées, de cire, de branches, de bois — parfois moulées d’après nature — et recomposent une mémoire tactile, une présence à la frontière du sacré et du charnel.

Œuvres tortueuses, sculpturales, issues de métamorphoses successives. Reconstructions souvent monumentales, défiant l’échelle humaine, les œuvres de Berlinde De Bruyckere baignent dans la lumière diffuse des lanterneaux de BOZAR dessinés par Victor Horta. Les teintes se font pâles, usées, diaphanes, parfois jusqu’au seuil de l’effacement. Toute l’exposition respire une atmosphère de solitude.

Comme une vie après la vie, ses œuvres verticales se dressent en contrepoint à l’horizontalité des salles. Véritable accroche regard, un Saint-Sébastien arraché à l’arbre de son supplice pour en devenir l’arbre lui-même. Fragiles, les séries de dessins, collages aériens, superpositions de calques, instants de respiration ponctués de marguerites, jouent avec la transparence et la translucidité.

Après l’abandon vient l’instant d’après : une recomposition sanctuarisée, tissée d’une relation intime entre le lieu et le spectateur. Une expérience qui, tout à la fois, confronte et apaise. Tout se joue ici, entre Éros et Thanatos, entre attraction et répulsion. La matière brute se fait chair, mémoire, souffle fragile. Le monde se recompose à travers des œuvres dont la présence élancée nous dépasse autant qu’elle nous recentre. Corps absents mais omniprésents, matières en métamorphose, espace suspendu entre mémoire et résilience. En nous confrontant à la fragilité du vivant, Berlinde De Bruyckere sculpte le temps et l’absence.

BIO Expresse

  • née à Gand en 1964
  • diplômée de l’école Sint-Lucas de gand, où elle a étudié les arts monumentaux -1986
  • Depuis le début des années 1990, son œuvre, reconnue internationalement, se concentre sur la condition humaine dans toute sa fragilité. Ses sculptures et installations explorent des dualités telles que la souffrance et l’amour, la vie et la mort. Pour cela, elle utilise des matériaux bruts comme la cire, les peaux d’animaux, le bois et le textile.
  • Prix et reconnaissances :
    o 1989 : Lauréate du prix de la Jeune Peinture belge – 1989, Reçoit un doctorat honorifique de l’Université de Gand 2015, Nommée Commandeur de l’Ordre de la Couronne – 2021
  • Expositions majeures et moments forts :
    • 2003 – participe à la Biennale de Venise avec ‘The Black Horse’ – une sculpture monumentale et déformée d’un cheval – ce qui marque sa percée internationale.
    • 2005  – le curateur Harald Szeemann présente ses œuvres dans l’exposition Belgique visionnaire. C’est arrivé près de chez nous à Bozar
    • 2011  – entame un dialogue entre ses œuvres et celles de maîtres anciens dans l’exposition Maîtres vénitiens et flamands à Bozar
    • 2013 – représente la Belgique à la Biennale de Venise avec l’installation monumentale Kreupelhout-Cripplewood, en collaboration avec l’écrivain John Maxwell Coetzee.
    • 2024 – confronte son œuvre à celle d’Auguste Rodin dans l’exposition ‘Rodin. Une Renaissance moderne’ au BAM (Beaux-Arts Mons)
    • 2024 – elle participe à la Biennale de Venise en 2024 avec son exposition personnelle City of Refuge III présentée à l’Abbazia di San Giorgio Maggiore
    • 2025 –  Khorós, sa première grande exposition personnelle à BOZAR – Bruxelles

 

Berlinde De Bruyckere
Khorós
BOZAR
23 rue Ravenstein
1000 Bruxelles
jusqu’au 31 août 2025
du mardi au dimanche, de 11h à 19h
https://www.bozar.be/fr

Catalogue Berlinde De Bruyckere, Khorós, publié par BOZAR Books & Fonds Mercator
disponible au BOZAR Bookshop ou chez l’éditeur
Version anglaise uniquement
29,95 €

 

Berlinde De Bruyckere, Invisible Beauty 2011, cire, bois, crin de cheval,cuir, fer, époxy., collection privée Buggenhout, Gand, exposition Berlinde de Bruyckere, Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Berlinde de Bruykere, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Invisible Beauty 2011, cire, bois, crin de cheval,cuir, fer, époxy., collection privée Buggenhout, Gand, exposition Berlinde de Bruyckere, Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Berlinde de Bruykere, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, San Sebastian, 2019–2022, cire, textile, bois, bronze, fer, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, Courtesy l’artiste et Galleria Continua, (c) photo:Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, San Sebastian, 2019–2022, cire, textile, bois, bronze, fer, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, Courtesy l’artiste et Galleria Continua, (c) photo:Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Penthesilea, 2014–2015, cire, aluminium, fer, époxy, collection privée, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy Hauser & Wirth Collection Services, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Penthesilea, 2014–2015, cire, aluminium, fer, époxy, collection privée, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy Hauser & Wirth Collection Services, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, City of Refuge, exposition Berlinde De Bruyckere, Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Courtesy the artist, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, City of Refuge, exposition Berlinde De Bruyckere, Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Courtesy the artist, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III, vue de l'exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Courtesy the artist, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III, vue de l’exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Courtesy the artist, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Courtyard Tales V, 2018, couvertures, bois, polyuréthane, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Courtyard Tales V, 2018, couvertures, bois, polyuréthane, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Lost V, 2021–2022, peau de cheval, marbre, textile, fer, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Lost V, 2021–2022, peau de cheval, marbre, textile, fer, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Need III, 2023–2024, cire, bois, verre, miroir, lino, corde, métal, époxy, exposition Khorós, BOZAR, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Need III, 2023–2024, cire, bois, verre, miroir, lino, corde, métal, époxy, exposition Khorós, BOZAR, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, 2024, papiers trouvés, papiers carbone, fil d'or sur papier, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, 2024, papiers trouvés, papiers carbone, fil d’or sur papier, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, extrait des archives de l'artiste, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, extrait des archives de l’artiste, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III (San Giorgio), 2023–2024, cire, poils d'animaux, silicone, fer, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III (San Giorgio), 2023–2024, cire, poils d’animaux, silicone, fer, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) courtesy l’artiste et Hauser & Wirth, photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Into One-another I to P.P.P., 2010–2011, cire, bois, verre, fer, époxy, Iself Collection, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Berlinde De Bruyckere, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Into One-another I to P.P.P., 2010–2011, cire, bois, verre, fer, époxy, Iself Collection, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, (c) Berlinde De Bruyckere, (c) photo Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

 

Portrait de Berlinde De Bruyckere , (c) Courtesy of the artist, (c) photo Mirjam Devriendt, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, Boombartstic Art Magazine
Portrait de Berlinde De Bruyckere , (c) Courtesy of the artist, (c) photo Mirjam Devriendt, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, Boombartstic Art Magazine

 

Berlinde De Bruyckere, Invisible Love, 2011, détail, cire, bois, cuir, laine, corde, crin, lin, fer, polyuréthane, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, Collection privée Buggenhout, Gand, (c) Berlinde De Bruyckere, (c) photo: Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine
Berlinde De Bruyckere, Invisible Love, 2011, détail, cire, bois, cuir, laine, corde, crin, lin, fer, polyuréthane, époxy, exposition Khorós, BOZAR, Bruxelles, 2025, Collection privée Buggenhout, Gand, (c) Berlinde De Bruyckere, (c) photo: Mirjam Devriendt, Boombartstic Art Magazine

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